Concept du fonnkézèr
- Fé Nét
- 23 avr. 2020
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La philosophie du cilice consiste à ne rien dire, à resserrer, chaque fois que le mal se fait sentir, à resserrer un peu plus fort la corde cloutée qui comprime le cœur. Le cilice est intérieur, c'est le nœud des intestins qui scie chacun de nos organes intérieurs. Le porteur de cilice a bu avant de ne plus boire ; l'alcool n'est plus nécessaire à son ivresse. Le cilicé a fumé avant de plus fumer ; il ne fonde aucune illusion sur des psychotropes. Le cilicé s'accommode de l'abstinence car il ne fonde rien sur l’orgasme. C’est un affamé préférant le jeûne, car la faim toujours se renouvellerait et se renforcerait au moindre festin. Il n'ignore rien des succulences, il sait plus que personne combien les mets terrestres sont délicieux. Au délice, il préfére pour lutter contre tout affadissement, contre toute agueusie, brûler la dictature de son palais par la sécheresse la plus infâme. Le porteur de cilice ne connaît nul dégoût, il est voluptueusement habité par la plénitude du désir. Seuls les affamés repus finissent par vomir la dépravation de leur décadente satisfaction. Il peut jouir et se réjouir. Il connait paradoxalement un enthousiasme permanent. Il sait renoncer tout en ne s'oubliant pas, il sait choisir sans rien abandonner. Il est doué d'ubiquité et vit plusieurs instants présents à la fois. C'est un schizophrène entier dans chacune de ses parties. Il ne se rassemble que dans l’écartèlement et le morcellement. Telle une constellation, il se forme de plusieurs étoiles; chaque étoile a son plan, sa luminosité, vive ou morte. Il est fait de tout cela. Plus que tout le porteur tient avec la plus haute pudeur au secret de son cilice. Il ne veut pas qu'on y touche. Loin de l’exhiber, il le dissimule, il le cache, il le tait, il l'obscurcit de mille lumières. Et pourtant le porteur de cilice se sait rempli d'amour. Il est tendu vers le don inconditionnel. Il donne tout et ne demande rien. Encore une fois, même si cela n'a jamais été dit, le cilicé n'est qu'amour et bonté et grandeur d'âme. Il est courage. Il est fort dans la faiblesse, sanctifié dans la malédiction. Le cilicé se sait bon et grand. Il n'y a nulle flagellation. Il se sait magnifique et pur. Le cilicé n'a aucun mal à vivre avec lui même. Il ne se dévalorise jamais, ni ne se lamente, ni ne se plaint et toutes les iniquités sont pour lui des honneurs. Comme tout être normalement constitué, celui qui s'amarre au cilice ne veut être en guerre contre personne et cherche la quiétude, sur un mode qui lui est propre. Il ne consent pas à être jugé défavorablement et dans sa folie il se veut pétri de sagesse. S'il ne prend pas partie dans les discussions du monde, il n'empêche personne de gloser. Le cilicé n'accuse personne, il ne sent personne redevable de rien. Comme tout anarchiste il renie l'idée même de propriété. Le cilicé ne s'appartenant plus ne peut appartenir à personne. Préfère-t-il sourire au lieu de montrer ses larmes et on le taxe de duperie. Se range-t-il du côté du devoir plutôt que de la spontanéité et l'on dit qu'il est hypocrite. Pourra-t-on jamais comprendre qu'il reste naïf, en chassant toute niaiserie. Qui peut exiger sa vérité quand il n'est que mystère ? Impénétrable. Conformément à toute attente, le cilicé ne s'accorde aucun intérêt. Il sait non seulement qu'il est de peu d'importance, mais qu'il n'a aucune importance. N'ayant aucun souci de lui-même il se soucie pourtant des autres et se conforme, sans aucune tragédie, à la place qu'on lui assignera. Un cilicé peut épouser toute vocation, même s'il s'ennuie des sacerdoces. Il peut être politicien parmi les politiciens, syndicaliste d'entre les syndicalistes, il peut aussi n'être rien. Sans confession absolutoire, le cilicé, même s'il s'y répugne, peut céder face aux insistances infondées à tenter vainement de s'expliquer à ceux qui ont du temps à perdre pour vouloir le comprendre. Il s'y résigne, mû par l'humaine conviction que ce qui l'habite est universellement connu et vécu. Un cilicé ne tire aucune fierté de rester incompris, c'est au contraire la seule chose qui puisse le mener au doute véritable. Le cilicé n'a aucune volonté hautaine, il ne se veut pas supérieur, il se considère comme le plus commun des mortels. La philosophie du cilice repose sur le constat de la vanité de nos vies : rien ne sert de vouloir sortir de la vase, ici ou là tout n'est que sable mouvant. L'horizon toujours repoussé, d'île marécageuse en île flottante prête à sombrer, n'est porteur d'aucune autre promesse douloureuse que celle de notre finitude toujours trop longue à venir. Quel pourrait-être le supplice du cilicé ? Quel malheur pourrait atteindre celui qui reçoit joyeusement l’épreuve comme signe vivant, preuve ardente de son existence ? Peu de gens croient que le cilicé soit susceptible de se peiner de son malheur. Tout le monde est persuadé qu'il ne souffre pas vraiment, qu'il ne s'inquiète de rien et surtout pas du monde. Chacun se convainc que le cilicé ne connaît que des blessures d'égo et qu'il ignore la moindre compassion. Qui donc mesure à quel point il prend part au tour d'écrou ? Et celui qui agirait ainsi s'attirerait de sa part un dédain absolu parce que le cilicé a en horreur qu'on s'inquiète de son état. Il abhorre toute sollicitude et ne demande nullement que l'amour des autres s'abaissent à la pitié, au pansement ou, pire, aux prières de paix et de guérison. Il n'a que faire du sentiment maternel et vomit toute bienveillance protectrice. Il déteste toute attitude accusatrice et que l'autre ou les autres se plaignent des conséquences de son comportement jugé maladivement dépressif, l’enorguellit dans sa solitude. Il ne demande à personne de subir je ne sais quel contre-coup de son intangibilité et s'énerve des paroles qui viennent nuire à son silence. Il n'y a que l'instant de grâce, forcément antérieur, qui puisse le faire faiblir. Il n'y a que l'âge d'or, obligatoirement traversé, dont l'éternel souvenir puisse faire fléchir sa superbe. La plénitude toujours présente de ce qu'il a perdu. Seul le sentiment extatique de quelques secondes hors du temps, qui puisse, par une mystérieuse agonie, rendre alchimiquement à l'or changé en plomb sa forme première. Cilice toi comme je me cilice. Quand tu portes le cilice depuis un certain temps, qu'il devient commode et discret, sans que tu ne le resserres, il suffit d'un rien – même pas d'un mouvement, pour qu'il se réveille. L'organe sort de sa torpeur, sans aucune vivacité. L'organe, dans une reptation qui respire à peine, fait osciller le cilice, le rend perceptible et ce n'est plus tant la douleur qui se fait remémorer, plus elle qui fait mal, mais encore et toujours ce pur état de l'organe qui dans sa chair se souvient d'avoir été sain et tendre et vert. En fin de floraison, la réminiscence du bourgeonnement fait éclater de nouveau la graine. Et les racines dont les pointes séchées dans les cailloux n'espèrent point la rosée, tressaillent en leur base. C'est cela le cancer du rhizome. cilicez vous comme je me cilice. Amis, amies, la solution divine m'est apparue et j’ai rejoint la vérité. Transformez vos vies en étude, et votre villa en chartreuse, soyez ensemble, tous et toutes, au service de cette solitude qui est la seule réalité tangible. Aimez le manque car il est salutaire et protégez-vous de toute tentative illusoire de jouissance éphémère. Je vous le dis, sans fard, portez votre âme au tréfonds de vous et ne calfeutrez rien. Affrontez la nudité de vos lumières intérieures. Livrez-vous sans retenue à la douceur suprême de la privation, car sa torture est moindre que celle de la fin de vos aspirations. Livrez-vous à la permanence de ce sentiment en sortant de la maya dont il vous faut brûler le voile. Evitez toute réalisation comme toute fuite virtuelle, ne vous abandonnez au rêve et à la réverie que pour agrandir davantage la cicatrice de vos vies et mille fois retourner le couteau dans la blessure jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de plaie. La guérison vraie est l'inverse de toute acceptation, la révolte véridique se trouve dans la contemplation du constat de l'inutilité de se débattre. Ne fermez pas les yeux, fondez devant toute la beauté du monde. Aucune beauté n'est interdite, rien n'est inaccessible, il n'est pas question de renoncement facile. Guette, poursuis, chasse la beauté en toute chose et glorifie chaque étincelle qui mettra le feu à la poudre de tes émotions. Le cilice va jusqu'à l'immolation. Il est bien question de jouer avec le feu, non pas de traverser un lit de braise porté par dieu sait quelle divinité, de se tremper la plante intacte dans un bain de lait. Il s'agit bien de se brûler, vraiment, degré par degré, de se consumer soi-même non pas pour combattre le feu, mais pour être feu, et flammes. La vie n'est qu'incandescence et jamais il n'y aura assez de bois, alors épargnez les amazonies. Ne savons-nous pas que nous pouvons tout dévaster ? Ce savoir seul ne suffit-il pas à nous assurer de notre omnipotence ? Que nul ne vienne défaire nos cilices, car les césars de nos cœurs sont des infinis condensés. Que nul ne vienne délier notre corps, car nos bras se sont démultipliés, ils sont cent, ils sont mille, ils sont légions. Ce n'est pas parce qu'il n'est pas commun que le cilicé ne s'accorde pas de vie commune. Avec sa purulence, avec ses infections, avec sa gangrène, avec ses amputations, le cilicé offre un sourire édenté à l'haleine fétide. Que peut lui faire à sa mort qu'on lui pardonne. (Noir)

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